L'Homme à la cloche

L’idée initiale de cette pièce se trouve dans la nouvelle de Dino Buzzati, intitulée « Une chose qui commence par la lettre L ». Le titre même implique une devinette, source d’une histoire à suspense. L’action se passe vers 1825 dans un petit village du Piémont. Un riche marchand de bois, le cavalier Schroder, vient de descendre à l’auberge. Mais il est malade et le médecin qui l’ausculte reste sceptique sur la cause de ses frissons et de ses démangeaisons. Le lendemain, il revient accompagné du prévôt dont le bavardage tourne peu à peu à l’interrogatoire. Et, à sa surprise, Schroder découvre que le prévôt est armé. Que lui cache-t-on ?

La nouvelle ne fait que dix pages. Contrairement à la plupart des autres récits de Buzzati, c’est une aventure humaine, parfaitement réaliste. Le travail d’écriture a consisté à développer les épisodes qui n’étaient qu’esquissés, à en créer d’autres pour exploiter au maximum le suspense et l'émotion. Par l’atmosphère et l’analyse psychologique, nous sommes assez proches d'une intrigue policière.

Une version radiophonique de L'Homme à la cloche a été donnée en 1999 sur France Culture.

Portrait

 

DINO BUZZATI (1906-1972)

 

En marge de son métier de journaliste au Corriere della sera, Buzzati a publié romans, nouvelles et pièces de théâtre.

Film 1Son ouvrage le plus connu et certainement le plus remarquable est Le Désert des Tartares, dont la publication passa inaperçue en 1940. Une réédition en 1945 rendit rapidement célèbre son auteur.

C’est l’histoire d’un jeune officier, affecté dans une garnison à la frontière d’un pays imaginaire. Il veut revenir dans la capitale où l’attend sa fiancée, mais cède finalement à la fascination du désert, Car de là viendra l’ennemi dont l’affrontement donnera un sens à sa vie. Et finalement son existence entière se passe à attendre, existence de routine, de préoccupations matérielles, d’espérances déçues.

Allégorie de la vie humaine, Le Désert des Tartares a marqué toute une génération. et fait désormais partie de ces ouvrages qu'on appelle "livres cultes". Jacques Brel s’en est inspiré dans sa chanson Zangra.

Une adaptation cinématographique en a été tirée en 1976.Tableau

Dans ses nouvelles, Buzzati cultive plus volontiers le fantastique et l’angoisse, dans une atmosphère proche de Kafka : Les Sept messagers, Le K, L’Ecroulement de la Baliverna.

Buzzati était également peintre et ses tableaux relèvent des mêmes obsessions. 

  

                                                                                           

                                                            Tableau de Buzzati: Santa Ingenuità (1966)                

 

EXTRAITS

1. 

SCHRODER – Entrez, madame la baronne. Je suis souffrant, c’est pourquoi j’ai pris la liberté de vous inviter à l’auberge. 
 
LA BARONNE – C’est bien cette raison qui m’a fait accepter, car il n’est pas dans mes 
habitudes de me faire convoquer par un marchand. Permettez-moi de vous souhaiter un 
rétablissement rapide. 
 
Flyer 3SCHRODER – Merci. Mais asseyons-nous. Le docteur m’a ordonné le repos, allons à l’essentiel. Je vous achète une forêt dénommée le Bois Rouge, qui depuis cinquante ans n’a rien rapporté, ni à vous, ni à personne. Grâce à moi, cette forêt qui dormait depuis des siècles va devenir une source d’activité et de développement extraordinaires pour le village. Mais Altoborgo est loin, très loin de la vallée. Il faudra débiter le bois sur place, et pour cela je dois installer une scierie mécanique : à l’entrée du bourg, après le hangar en ruine. Le rocher se resserre et le torrent y donne toute sa puissance. Je me suis peut-être lancé à tort dans cette entreprise, car la dépense est conséquente. Il faut acheter le terrain, le bâtir, aménager les abords, acheminer depuis la vallée un matériel pesant… Il y a de l’argent à gagner pour tout le monde, mais moi je commence par en laisser beaucoup.


LA BARONNE – Dites-le plus simplement, monsieur : vous êtes plus acheteur ? 
 
SCHRODER – Si, si, avec votre indulgence. Nous allons signer dans un instant. 
 
LA BARONNE – Alors signons ! 
 
SCHRODER – Oui, signons. Mais vous m’avez bien compris : l’entreprise est risquée et le prix d’achat… 
 
LA BARONNE – Comment ! Deux cents arpents, des meilleures essences, qui n’ont pas subi de coupe depuis cinquante ans ! 
 
SCHRODER – Oui, mais avec beaucoup de bois mort, et par endroits très difficile d’accès. Il ne faut pas confondre le bois sur pied et le bois de débit. Vous ne savez pas combien il en coûte de sueur et d’écus pour transformer vos troncs en poutres et en planches. 
 
LA BARONNE – Non, monsieur, vous ne me prendrez pas à une manœuvre si grossière. 
Après en avoir débattu longtemps, nous sommes convenus d’un prix. Je tiens ma parole, 
faites de même ! 
 

Capture1SCHRODER – Chère madame, il fut un temps où le bruit de votre attelage faisait se lever les chapeaux et courber les échines. « Bonjour, madame la baronne ! Notre respect, madame la baronne ! » Et vous, du haut de votre siège, les rênes à la main, le fouet de l’autre, à peine jetiez-vous un regard à la plèbe qui vous saluait jusqu’à terre. La Révolution est passée par-là, la plèbe s’est redressée, elle a appris à dire : « Non, madame la baronne ! » 
 

LA BARONNE –  Voilà bien les idées qui nous viennent de France ! Détestables principes jacobins, ferment d’irréligion et de révolte ! Tout le monde se croit l’égal de tout le monde ! Qui êtes-vous, monsieur, pour me parler ainsi ? 

SCHRODER – Un homme. Un homme qui est né bien peu de chose, mais nous sommes tous petits, à la naissance ! Un homme qui ne tient sa fortune ni d’un père, ni d’une femme. Un homme qui a travaillé, travaillé, qui a parcouru cent fois le pays dans tous les sens, mon cheval pourrait vous en parler ! Il n’y a que les légumes qui restent où ils sont nés. 

 

2.

 LUGOSI —... Je vais vous tirer un peu de sang.  C’est l’affaire de cinq minutes. Après, 
vous vous sentirez un autre. 
 
SCHRODER — Un autre ! Mais je ne veux pas être un autre ! 
 
LE PREVOT MELITO – Docteur, soyez plus respectueux. Est-ce qu’on a envie d’être un autre homme 
quand on s’appelle Christophe Schroder ? Quel autre homme voulez-vous qu’il soit ? 
 
LUGOSI – Don Valerio est un homme d’esprit, il aime taquiner les gens et leur faire dire 
ce qu’ils n’ont jamais pensé. Monsieur Schroder m’a bien compris. Je veux seulement le 
soulager de l’oppression dont il souffre et lui procurer bien-être et légèreté. Il sera 
comme un portefaix que l’on délivre de sa charge. J’ai apporté des sangsues. 
 
SCHRODER – C’est la première fois qu’un médecin veut me retirer du sang. 
 
LUGOSI – Parce que vous ne voyez le médecin qu’à la table de whist. Vous l’ai-je dit, don 
Melito ? Chaque fois qu’il monte à Altoborgo, M. Schroder me vide les poches. Mais le 
moyen de résister ? Il n’y a pas de bon joueur de whist dans notre bourg. Les hommes 
de la garnison préfèrent s’enivrer et vous-même, don Valerio, pardonnez ma franchise, 
vous n’y connaissez rien. Le whist est la seule activité intellectuelle du pays et il faut 
admettre que l’esprit fait un peu défaut à Altoborgo. Depuis que Napoléon fait sa partie 
dans l’autre monde avec Alexandre, César et Tamerlan, on ne sait plus de quoi parler. (Il 
sort de sa sacoche un flacon.)
Voici donc ces animaux visqueux et voraces qu’on appelle 
sangsues médicinales, et je vais leur offrir en pâture un grand joueur de whist. Elles en 
frétillent d’aise, les coquines ! Seulement voilà, j’ai presque honte à l’avouer : depuis 
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vingt ans que j’exerce mon métier, je n’ai jamais pu vaincre la répugnance que 
m’inspirent ces gros vers qui se tortillent sous les doigts. Je vous demanderai de les 
poser vous-même. 
 
SCHRODER – Donnez ! 
 
LUGOSI – C’est très facile, à condition d’observer d’abord l’anatomie de la bête. 
Regardez bien. Elle est munie d’une ventouse à chaque extrémité. L’une est plus grosse 
que l’autre. C’est cette grosse ventouse qu’il faut poser sur la peau, au départ de l’avant
bras, en la tenant assez longtemps et fermement pour lui permettre de se fixer. 
Heureusement que ces bêtes-là sont petites. Je ne sais pas si vous avez remarqué, plus 
les bêtes sont petites, plus elles sont laides. Imaginez une puce, une araignée, une 
sangsue à l’échelle d’un cheval ! 
 
SCHRODER – Faut-il que je me tourne de crainte que le docteur ne tombe en syncope ? 
 
LUGOSI – S’il vous plaît. Lorsque vous avez fixé une sangsue à chaque poignet, vous les 
laissez faire, ces demoiselles connaissent leur métier. Au fond de l’autre ventouse se 
cache une bouche armée de trois mâchoires denticulées. Je vois que vous les avez 
senties. Elles savent que vous êtes pressé, elles se sont hâtées d’inciser votre peau en Y 
et commencent déjà à pomper le sang. Très bien. Elles sont tellement occupées qu’elles 
n’en bougent plus, les gloutonnes. Rabaissez vos manches et parlons d’autre chose. 

 

3.

SCHRODER – Maintenant, messieurs, permettez-moi d’aller à mes affaires. 
 
MELITO – Un instant !  
 
SCHRODER — Quoi encore ? 
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MELITO — Un instant ! Parlez, docteur. 
 
LUGOSI – Eh bien…  
 
SCHRODER — Eh bien ? 
 
LUGOSI — Il y a effectivement quelque chose. 
 
SCHRODER – Je le savais ! Cette histoire durait depuis trop longtemps et si j’en juge par 
l’ampleur du détour, la chose est d’importance. De quoi s’agit-il ? Dites ? Une 
dénonciation ? J’en ai l’habitude. Ma réussite a fait des envieux et il n’y a pas loin du 
sourire à la grimace. Parlez, puisqu’on vous l’ordonne ! 
 
LUGOSI – Don Valerio, veuillez m’en dispenser. Je crois que je ne pourrai pas. 
 
MELITO – Je vais encore vous fâcher, monsieur Schroder. Il s’agit de cet homme qui vous 
a aidé à pousser la voiture. 
 
SCHRODER – Encore cet homme ! 
 
MELITO – Je voudrais vous éclairer, mais il y a des mots qu’on hésite à prononcer,  
comme s’ils colportaient le poison de la chose même, comme si l’on courait danger, rien 
qu’à en articuler les syllabes ; des mots qui paralysent la langue, qui inspirent plus de 
répulsion que le docteur n’en éprouve à la vue des sangsues. Vous ne vous souvenez 
donc pas du bruit accompagnant les mouvements de cet homme, bruit causé par un 
objet attaché à son cou ? Vous ne vous souvenez vraiment pas d’avoir entendu une 
cloche ? 
 
SCHRODER – Peut-être. 
 
MELITO – Un homme avec une cloche ne se rencontre pas partout. Vous êtes-vous 
interrogé sur l’usage de la cloche ? 
 
SCHRODER – Elle avertit les gens. 
 
MELITO – Elle avertit, c’est juste, et de bien des manières. Elle avertit du temps qui 
passe, c’est pourquoi la cloche de notre église sonne à intervalles réguliers. Mais qu’on 
lui imprime un battement plus vigoureux et la cloche appelle les fidèles à la messe ou 
aux vêpres. Dans les maisons sa petite sœur convoque au repas ou fait accourir un 
domestique. Elle rit pour accompagner la joie d’un baptême ou d’un mariage, elle pleure 
au passage d’un convoi funèbre. Elle appelle, elle crie à l’aide à la vue d’un incendie ou 
d’un accident. C’est le tocsin, le glas, le carillon, les sonnailles, la volée. Malheur à qui 
n’entend pas la voix de la cloche ! 

 

EXTRAITS VIDEO