Journal de guerre de Joseph Boitard

 ARGUMENTAffiche de la création à Marville

La Grande Guerre vue par deux regards croisés : celui du Poilu au front ; celui de son jeune frère, vingt ans plus tard. Le décor suggère deux lieux et deux époques : un atelier de menuisier abandonné à gauche, nous sommes en 1914-1915; un intérieur paysan à droite, nous sommes au début de 1933.

Le 29 septembre 1915, le caporal Joseph Boitard est tué dans la Marne, près du village des Éparges. Peu après ses papiers militaires sont renvoyés à la famille, ainsi qu’un carnet taché de boue et de sang : son carnet de route. Une vingtaine d’années plus tard, son frère Daniel recopie le carnet et par la pensée fait ressurgir le souvenir de Joseph.

C'est donc une pièce à deux personnages, mais totalement atypique, puisqu'elle met en scène les deux frères, dans des époques et des lieux différents. L’un ne sait pas qu’il va mourir. L’autre, avec la connaissance que donne le recul, explique, commente, s’interroge, retrace la guerre dans ses grandes lignes et à travers ses répercussions au village. Ils ne se parlent pas, mais leurs répliques se répondent.

Le Journal de guerre de Joseph Boitard peut être lu comme une tranche d’histoire, la guerre vue par un homme au cœur de l’événement. C’est aussi le compte à rebours d’une vie marquée par le destin, comme celle d’un héros de tragédie classique, et une histoire d’amour fraternel. 

 

EXTRAITS

 

 

Img 1640 copieDANIEL – Lorsque mon frère Joseph a quitté Marville, le 5 août 1914, il lui restait un peu plus d’un an à vivre. Exactement un an, un mois et vingt-quatre jours. Ordre de mobilisation générale. Le père disait que ça tombait très bien, on avait juste terminé la moisson ; et comme la guerre serait courte, Joseph nous reviendrait avant Noël, en nous rapportant l’Alsace-Lorraine dans sa musette. Ils étaient vingt-trois mobilisés à Marville, et parmi eux son ami Auguste Bataille. Je les revois assemblés au Café des Trois couleurs, sur la place de l’Église, avec les familles, les voisins, enfin tout le village. Le maire a fait un discours, on a bu à la victoire. Les tournées se succédaient, ça n’en finissait pas. Enfin on a descendu le chemin qui passe devant chez nous pour accompagner nos héros jusqu’à la gare de Saint-Sauveur. C’est là que le train les prenait pour les conduire à Dreux, et je regrettais bien d’être né avec le siècle et d’avoir quatorze ans. On s’était mis en retard, c’est à peine s’ils ont eu le temps de monter dans les wagons et d’agiter le bras aux fenêtres. Comme on revenait, en bas de la vallée, la mère et notre sœur Marie sont tombées à genoux devant le calvaire et la mère, en se relevant, a dit : « Il ne reviendra pas ! » [...]

 Mon frère envoyait régulièrement des lettres, pour nous dire que tout allait bien, que ça demanderait peut-être plus de temps qu’on ne pensait, mais qu’on allait les battre avec nos canons de 75. Le carnet de guerre, on l’a découvert plus tard, quand ils nous ont renvoyé ses papiers et son livret militaire. Un petit paquet de feuilles écrites au crayon, détrempées, certaines pages brunies par le sang. Depuis longtemps je me promettais de le mettre au propre, mais je l’avais à peine sorti du tiroir que la mère fondait en larmes et que le père avait un mouvement de mâchoires, une sorte de crispation contre le souvenir. Et il se trouvait une raison d’aller voir ses chevaux. Et pourtant, il s’est passé, combien ? Dix-neuf ans, presque vingt. Alors pour ne pas réveiller les mauvais songes, je préfère attendre que tout le monde soit couché. Voilà ce que je fais : Carnet de route de Joseph Boitard, mis au propre par son frère Daniel. [...]

 

Img 1668 copieJOSEPH – Lundi 4 janvier. Dernier jour de tranchées, il n’est pas trop tôt. Vers midi les obus tombent, aussi drus que les gouttes de pluie. La 22e compagnie vient nous relever, il est au moins 6 heures du soir ; il fait nuit depuis une heure. Nous nageons dans la flotte en revenant. Le sol est si glissant que je tombe dans un trou d’obus : une vraie mare. On est trempés lorsqu’on arrive à Saint-Rémy. Enfin du repos.

18 janvier, nouveau départ pour la tranchée. Il a neigé ces derniers jours et la neige a gelé pendant la nuit. Notre tranchée étant découverte et à la vue des Boches, on se retire dans le bois au poste de commandement. Nuit très froide. Vent, neige et eau. Corvée de bois dans la matinée. Il y a des cabanes abandonnées et des munitions traînent par terre. Dans toutes les tranchées on trouve des cartouches inutilisées. On ne devrait pas voir ça.

10 février. On reste dans un trou toute la journée. C’est à peu près comme une niche à chien. On est là sans pouvoir bouger. Il y a de la place pour deux, et on est cinq. On couche dans la paille qui est si sale qu’on attrape des petites bêtes. Les tranchées boches sont à vingt mètres. [...]

 

Img 1669 copieDANIEL - A quoi pensais-tu, Joseph, dans le silence des nuits, entre deux rafales de sentinelles trop nerveuses? On pense forcément à un tas de choses : à la maison, à la famille, aux camarades, aux femmes, à ce qu’on fera après la guerre…  On se demande pourquoi on est là, à moitié enterré, et pourquoi les hommes sont si bêtes… On rêve qu’on assassine Guillaume II – geste inutile, il a quatre fils aussi fumiers que lui ; ou qu’on a inventé une arme si redoutable que les Boches s’enfuient jusqu’au Rhin, généraux en tête. Ou qu’on est encore blessé – pas trop gravement, mais tout de même assez pour être reconnu inapte définitivement et rentrer au village. Ou qu’on a pris la tranchée adverse, qu’on est décoré par le général et promu à l’État Major. Ou qu’on est mort et qu’on n’est peut-être pas le plus malheureux de tous. [...]

 

 

 

 

Img 1683 copieDANIEL - Mon frère n’était pas cruel, bien sûr, mais il a tué des hommes, sans remords. Il vous l’écrit de la même plume qu’il écrirait : « J’ai tué un lièvre et trois perdreaux. » En temps de paix, mon Joseph, un seul de ces meurtres te conduit à la guillotine. Ici, plus tu en tues, plus tu es un héros. Le danger d’être tué t’autorisait à tuer et tu t’endormais sans songer à ces veuves, à ces orphelins, à toutes ces larmes qui vont grossir le Rhin ou l’Elbe… J’entends le cri des veuves et des mères de famille, la révolte du sang donné contre le sang versé, de l’internationale du cœur contre ce jeu de grands garçons bêtes, cette rage d’exterminer qui emporte toute une moitié de l’humanité.  –  Voyons, mesdames, c’est la loi de la guerre, il faut tuer pour ne pas être tué ! – Mais ces orphelins, dites-vous, ce sont nos enfants. – Je regrette, mesdames, ce sont des Allemands. – Des innocents ? – Oui, mais des Allemands. – Des humains ? – Non, des Allemands.

 JOSEPH – Des Boches !

 DANIEL – Des Boches. [...]Journal de guerre de joseph boitard

 

Le texte de la pièce a été publié par la Librairie Théâtrale: 

http://www.librairie-theatrale.com/11834-journal-de-guerre-de-joseph-boitard.html

 

Elle a fait l'objet d'une double adaptation par la classe d'option Cinéma du lycée Rotrou à Dreux. Les deux films ont été mis en ligne par l'agence Ciclic et sont disponibles sur le lien: http://www.ciclic.fr/actualites/memoires-de-poilus