Entre Camarades

 

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Leningrad, années 1970.

Comme la plupart de ses concitoyens, le professeur Avramov vit dans un appartement communautaire où se croisent, se mêlent et se détestent fraternellement toutes les couches sociales : un contremaître aux chantiers navals, une ancienne kolkhozienne, un vétéran de Stalingrad, une poétesse mythomane et alcoolique, un apprenti maçon; et bien sûr Irina, la charmante femme du professeur, guide touristique parlant cinq langues et qui n’aspire qu’à fuir le pays.

La mésentente s’aggrave lorsque Avramov doit recevoir son homologue français. Le naïf professeur Dubois vient poursuivre ses recherches sur la Révolution d’Octobre et se promet des joies grisantes au contact de ce bon peuple en route vers l’avenir radieux.

 

 

LES COMEDIENS     

Comediens 1                    

     

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 EXTRAITS

 

1.

AVRAMOV — En somme, ta première impression n’est pas défavorable ?

DUBOIS — Du tout ! D’autant que… je peux te faire une confidence ?

AVRAMOV — Il y a deux sortes de Russes : ceux qui se confient et ceux qui se méfient.

DUBOIS — Je veux partager la vie du peuple, je te l’ai dit, et… j’ai peut-être fait une connaissance intéressante.

AVRAMOV — Déjà ?Acte ia

DUBOIS — Je venais d’en terminer avec les formalités d’aéroport, un peu longues à mon goût. Je poussais mes bagages dans le hall en te cherchant des yeux, j’avançais devant la rangée des pancartes que brandissent les chauffeurs de taxi. Et parmi tous ces hommes, je vois une belle femme, au port noble, au regard intelligent, une belle femme qui me sourit en agitant un bout de carton… sur lequel je lis mon nom ! Dans un français parfait, elle me souhaite la bienvenue. Le professeur Avramov est retenu à son université et l’a chargée de m’accompagner jusqu’à l’hôtel. Tu me pardonneras, Valentin, si je t’avoue que j’étais ravi de ce contretemps.

AVRAMOV — Je comprends.

DUBOIS — Elle veut prendre mon bagage, je refuse, elle le prend quand même. Et me voilà sortant de l’aéroport sur les pas de cette déesse du Nord qui ouvre la porte d’un taxi et s’y enferme avec moi. Etait-ce la surprise, l’effet du charme slave ? Je n’entendais, je ne voyais plus rien. J’étais là, dans le parfum de cette femme exquise, ébloui, hébété, muet. 

2.

MME OSTRIKHOVA — Excusez, je passe.

TAMAROVNA — Vous savez que M. Avramov a perdu un livre ?

MME OSTRIKHOVA — Pourquoi est-ce que c’est toujours à moi qu’on demande ces choses-là ?

TAMAROVNA — Parce que, généralement, quand quelque chose disparaît on le retrouve chez vous. Mon peigne d’écaille, pendu à mon crochet dans le cabinet de toilette, c’était vous ! Et ma paire de bottines…

MME OSTRIKHOVA — Je vous prie de montrer plus de respect envers une femme du peuple, une ancienne kolkhozienne, l’épouse d’un héros de Stalingrad !

TAMAROVNA — Admirez ce tableau de génie, intitulé Dictature du prolétariat ! Œuvre du camarade Lénine, le Picasso de la pensée. Quelles gens nous sommes contraints de côtoyer ! Des paysans tombés tout droit de leur Moyen Age ; des illettrés ; des cervelles épaisses comme celles de leurs bœufs, et qui se regardent comme la moisson nouvelle ! Prenez-les en pitié, offrez-leur les trésors de votre esprit, essayez de les élever à la poésie !

MME OSTRIKHOVA — La poésie ! Tais-toi, pocharde !Diatribe 1

TAMAROVNA — Prolétaire !

MME OSTRIKHOVA — Dissidente !

TAMAROVNA — Analphabète !

IRINA — Mesdames, calmez-vous !

MME OSTRIKHOVA — Vous non plus, je ne peux plus vous supporter ! Vous, les intellectuels, qui tenez des discours avec des phrases entortillées, qu’on n’y comprend moitié rien ! Vous qui parlez de société sans classes, qui avez toujours des leçons à nous donner ! Vous n’êtes pas du peuple et on le voit tout de suite : à quarante ans vous avez l’air d’en avoir vingt, et nous soixante ! Vous nous prenez pour des bêtes, mais c’est vous les bêtes, les frelons qui vrombissent aux oreilles de l’ouvrier ! Des bouches qui mangent et qui jacassent, voilà ce que vous êtes ! Qu’est-ce que vous faites pour le travailleur qui se crève à la machine ? Vous lui donnez à manger ? Non ! Vous le distrayez après l’effort ? Non ! Vous le soulagez de ses peines ? Non ! Moi, je serais le camarade Brejnev, comme je vous les jetterais par la fenêtre, vos bouquins ! Comme je vous les changerais en champs de pommes de terre, vos universités ! Comme je vous les attacherais au manche de la charrue, vos mains blanches ! Comme je vous y donnerais un seau et une serpillère, les femmes bien coiffées ! Comme je vous y apprendrais à souffrir du dos, des genoux, des pieds, de partout ! Allez, poussez-vous, ennemis du peuple, bons à rien, parasites ! Poussez-vous, le peuple passe ! 

3.

TAMAROVNA — Mon âge ! Irina, à moi de te demander où tu as la tête ! Est-ce que tu ignores que les poètes n’ont pas d’âge ? La poésie,20180916 205615 c’est la jeunesse du cœur, le reste ne compte pas. Paris, Monte-Carlo, Essenine, 1930, c’était hier, et moi je ne peux pas m’empêcher d’aimer ! C’est… comment l’expliquer ? C’est là, en moi, depuis toujours. J’aime les hommes ! Je les aime, au moins autant qu’ils m’ont aimée. Ils sont forts, ils sont beaux ! Ceux que j’ai connus étaient plus forts, plus beaux, plus virils que ceux d’aujourd’hui, même si on peut encore en trouver beaucoup d’acceptables. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient mieux nourris ! A Paris, je ne te dis pas ce qu’on mangeait, vous verrez quand vous y serez. On a bien des raisons de se plaindre, mais imagine un monde sans les hommes ! La nuit, dans mes insomnies, je leur donne rendez-vous, enfin ceux dont je me souviens. Quel défilé ! Il y a des jalouses qui me jetteraient la pierre, mais si j’ai un regret, c’est d’en avoir manqué tant d’autres. Ce sont ceux-là, surtout, qui me tourmentent. Dans le noir, il suffit que je prononce leur nom tout bas et ils accourent pour bercer mes chagrins. J’entends leurs voix qui murmurent de ces mots tendres qui nous retournent les entrailles. Et tant pis si tu me dis que je rêve, où est le mal ? Rêver, c’est la seule liberté qui nous reste !

4.

IRINA —  Je peux vous parler franchement ? Oui, je pense. Vous ne m’avez pas d’abord inspiré une très bonne opinion, monsieur Dubois.

DUBOIS — Je sais. Vous vous êtes livrée au jeu cruel des jolies femmes qui vérifient leur pouvoir et s’amusent aux tourments de leur victime. Vous avez été souriante, aimable, séductrice. Me voyant pris si aisément, vous m’avez alors piqué de votre ironie, votre parole est devenue sèche et agacée. Je ne vous distrayais plus.

IRINA — Ce n’est pas cela. La vérité, c’est que vous êtes entré dans ma vie avant même que j20180927 114403e ne vous connaisse. Je vous attendais avec impatience, et peut-être que je me suis un peu exagéré le réconfort que vous pouviez m’apporter. Bien vite j’ai reconnu en vous un étranger comme j’en vois trop : le militant venu passer quelques jours chez le grand frère, le visiteur des usines et des fermes modèles, l’ingénu qu’on promène dans les bons restaurants et qu’on régale le soir d’un spectacle de ballet ou d’un groupe folklorique. Et quoique professeur d’université, je ne donnais pas un kopek de votre intelligence.

DUBOIS — Merci.

IRINA — Je m’étais trompée et j’avoue avec la même sincérité que depuis hier je vous admire comme je n’ai jamais admiré un homme de ce pays. Vous étiez si beau dans votre emportement ! J’ai aimé cette révolte ! J’ai aimé votre courage à braver l’autorité ! Car voilà le paradoxe : au pays de la Révolution, il est interdit de se révolter !

PHOTOS sur le site du Cercle Laïque https://photos.google.com/share/AF1QipPCyeBqhUqhOG-TK5xqq_BaFK-Lyuc_CcrH-0mra1xRlny_yaS0LqqJS3dtORMqTQ?key=WnhEdlgyNldRMW9PX09PRWdyZURhaF9IRE5VV3pn

VIDEO

https://youtu.be/MkJu1ksz-X0

DOCUMENTATION

Katerina Azarova: L'Appartement communautaire

Nina et Jean Kehayan: Rue du Prolétaire rouge

Colin Thubron: Les Russes

Collectif: Des femmes russes (par des femmes de Léningrad et d'autres villes)

Robert Littell: Vladimir M.

Vidéos: Souvenirs d'URSS - Le quotidien d'une famille russe dans l'union soviétique, vidéo en quatre parties https://www.youtube.com/watch?v=FKtJG54GDJU